Près de 70 journalistes burundais qui avaient dû fuir leur pays durant la crise de 2015 continuent leur mission du Rwanda voisin.
Assis à une table mal éclairée au fond d’un restaurant de Kigali, la capitale du Rwanda, Gilbert Niyonkuru commande un plat de brochettes et se met à parler de sa vie d’avant, avec la frénésie de celui qui a trop longtemps tu ses secrets. « C’était il y a presque quatre ans. J’ai quitté le Burundi précipitamment car on voulait m’éliminer ! J’ai dû me déguiser pour sortir clandestinement du pays et j’ai réussi, grâce à Dieu », raconte-t-il, les yeux dans le vague, comme si cette dernière phrase le ramenait à ces heures sombres.
Entre deux gorgées de soda, Gilbert Niyonkuru sort son smartphone et se connecte sur Twitter. L’homme aux 10 000 followers pointe une vidéo qui remonte à plusieurs années. Epinglée en haut de son profil, elle le montre derrière un micro, dans un studio d’enregistrement.
Au Burundi, Gilbert Niyonkuru était un journaliste reconnu. Il animait Nomukura He, une émission de la Radio publique africaine (RPA) très écoutée par la jeunesse. « On y parlait amour, copinage, fiançailles. Et le public adorait ! », dit-il avec fierté.
« Le pouvoir a tout détruit »
Animateur vedette la nuit, journaliste enquêteur le jour, Gilbert Niyonkuru était également directeur des programmes de la RPA. Jusqu’à ce jour de mai 2015 où il a dû tout quitter après le coup d’Etat manqué contre le président Pierre Nkurunziza.
« Quand les manifestations contre le troisième mandat de Nkurunziza ont commencé à prendre de l’ampleur à Bujumbura fin avril, les autorités ont eu peur que la contestation ne se répande dans les provinces rurales où notre radio était très écoutée », explique l’animateur. Un matin, des policiers armés ont donc débarqué, ordonnant la fermeture de la radio. Mais, le 13 mai, les putschistes qui tentent de renverser le président forcent les journalistes à rouvrir l’antenne. « Ce jour-là, on a dû retourner à la radio sous la pression des putschistes qui exigeaient que nous couvrions l’événement. Sauf que, quelques heures plus tard, la garde présidentielle avait repris le contrôle de la situation. Le lendemain, en représailles, le pouvoir a tout détruit. Tout a brûlé ! Il ne restait que les murs calcinés. »
« Quand les manifestations contre le troisième mandat de Nkurunziza ont commencé à prendre de l’ampleur à Bujumbura fin avril, les autorités ont eu peur que la contestation ne se répande dans les provinces rurales où notre radio était très écoutée », explique l’animateur. Un matin, des policiers armés ont donc débarqué, ordonnant la fermeture de la radio. Mais, le 13 mai, les putschistes qui tentent de renverser le président forcent les journalistes à rouvrir l’antenne. « Ce jour-là, on a dû retourner à la radio sous la pression des putschistes qui exigeaient que nous couvrions l’événement. Sauf que, quelques heures plus tard, la garde présidentielle avait repris le contrôle de la situation. Le lendemain, en représailles, le pouvoir a tout détruit. Tout a brûlé ! Il ne restait que les murs calcinés. »
Une poignée d’heures plus tard, Gilbert Niyonkuru est alerté parce que son nom figure sur une liste de personnes à éliminer. S’il ne disparaît pas rapidement, il prend le risque d’être assassiné. En quelques minutes, il lui faut opter pour l’exil. Pour des raisons logistiques, il choisit le Rwanda, accessible rapidement par la route de Bujumbura. Aujourd’hui, près de 70 journalistes burundais sont réfugiés à Kigali.
« Ils arrivaient au compte-gouttes. Comme moi, ils étaient complètement sonnés. Il nous a fallu deux mois pour que notre besoin d’informer refasse surface, explique-t-il. Et, en juillet 2015, avec l’ensemble des journalistes burundais en exil au Rwanda, on a lancé la radio Inzamba. »
Alexandre Niyungeko, président de l’Union burundaise des journalistes, était lui aussi dans le viseur du régime après avoir signé plusieurs communiqués qui dénonçaient les brutalités policières. Il dirige aujourd’hui la radio Inzamba, où près de 30 journalistes en exil continuent leur mission. L’homme de 1,90 m à la voix rassurante se souvient de l’engouement pour ce projet et de la détermination de ces professionnels exilés. « Tout le monde était très excité à l’idée de reprendre le micro. Et puis on savait qu’on allait être écoutés au Burundi. Nous n’avions rien, alors on a fait une réunion pour demander aux journalistes s’ils étaient prêts à bosser bénévolement. Et ils se sont tous portés volontaires. »
Douleur chronique
Les débuts sont difficiles, mais rapidement une radio rwandaise leur prête un studio et des fonds arrivent de la diaspora. Quelques ONG, aussi, livrent du matériel et des ordinateurs. Au pays, la situation ne s’améliore pas pour les professionnels de l’information qui continuent d’affluer chez le voisin rwandais. Comme les journalistes sont trop nombreux pour être absorbés par la radio Inzamba, les rédactions dispersées finissent par se reformer.
La télévision Renaissance et la RPA, deux médias détruits par les flammes, rouvrent malgré d’énormes difficultés : pas d’argent pour les salaires, pas d’accès au Burundi pour partir en reportage et pas d’accès aux canaux traditionnels de diffusion. Mais leur passion est plus forte. Les journalistes développent des réseaux d’informateurs anonymes fiables pour faire remonter les informations du terrain burundais, auxquels ils tentent d’ajouter des personnalités officielles. « Nous continuons d’appeler les responsables politiques, même s’ils refusent de nous répondre. Cependant, certains officiels et hauts gradés avec qui nous avons réussi à maintenir un lien nous donnent du “off” », explique Alexandre Niyungeko. La radio RPA diffuse ses contenus audio sur les réseaux sociaux, faute de pouvoir se payer un canal sur ondes courtes, tandis que la télévision Renaissance livre chaque jour ses journaux télévisés sur YouTube. Une gageure quand on sait que seulement 8,5 % des Burundais ont accès à Internet. Qu’importe, ils continuent et leurs efforts payent. Depuis deux ans, grâce au soutien d’ONG, les journalistes burundais en exil perçoivent de nouveau un salaire.
« On ne peut pas se plaindre quand près de 360 000 de nos compatriotes se battent pour joindre les deux bouts dans les camps de réfugiés », lance Eddy-Claude Nininahazwe, qui s’estime chanceux d’avoir retrouvé un travail. Exilés chanceux, certes, mais exilés quand même. La douleur chronique de l’éloignement revient souvent dans les discussions. Ces parias de l’info, refoulés d’un pays qui ne veut pas les entendre, ont encore bien des choses à dire.
Autrefois foisonnant, le paysage audiovisuel burundais se résume aujourd’hui à quelques rares médias qui peinent à produire une information indépendante. Selon le dernier rapport de Reporters sans frontières (RSF), le Burundi occupait en 2018 la 159e place du classement mondial de la liberté de la presse sur 180.
La liberté de la presse peut-elle exister sans liberté économique ?
Liberté d’informer et liberté économique seraient intimement liées. C’est la thèse de Kevin Brookes et Patrick Déry, deux analystes en politiques publiques à l’Institut économique de Montréal (IEDM).
Pour arriver à cette conclusion, et même montrer que plus la liberté économique d’un pays est grande, plus sa presse y est libre, les deux chercheurs ont superposé le palmarès annuel de la liberté économique de James Gwartney et Robert Lawson et celui de la liberté de la presse publié chaque année aussi par Freedom House, équivalent anglo-saxon du travail de Reporters sans frontières.
La « liberté économique », selon Gwartney et Lawson, se mesure à l’aune d’une série d’indicateurs : la manière dont les Etats manient le droit de propriété et offrent un cadre permettant une application aisée des contrats ou si, au contraire, les lois y compliquent le commerce et l’entrepreneuriat.
D’après leurs mesures, les deux indicateurs marchent de concert et l’augmentation d’un point de l’indice de liberté économique d’un pays (sur une échelle de 10) entraîne une augmentation de quatorze points (sur 100) de l’indice de liberté de la presse. Plus largement, la liberté économique expliquerait 35 % de la variation de l’indice de liberté de la presse sur l’ensemble des données de la période 2001-2015 et pour une majorité des pays examinés.
Droits civils et politiques
Sur les 111 passés au crible de cette double lecture, seulement 25 pays ont connu une augmentation de leur liberté de la presse entre 2001 et 2015. Mais, parmi ces derniers, une très large majorité (19) a vu aussi sa liberté économique croître. A l’inverse, « on n’a jamais observé de cas de sociétés démocratiques respectant les droits individuels sans un minimum de liberté économique », rappelle Patrick Déry, alors qu’il compile de nouvelles données pour compléter, en mai, cette étude publiée en 2018. Les deux chercheurs avaient aussi observé que huit des dix pays qui ont connu la plus forte baisse de liberté économique ont aussi enregistré une diminution sensible de leur liberté de la presse.
Avant eux, le lien entre ces deux libertés avait été établi de manière formelle par les Nobel d’économie, Milton Friedman et Friedrich Hayek. Ils s’étaient arrêtés sur le fait que la diminution de la liberté économique entraînait nécessairement une diminution des droits civils et politiques, dont le droit des citoyens d’exprimer leurs idées.
Par Etienne Versaevel